Adoncques je vais vous conter l’histoire d’Ando & Zivapa… comme elle est contée le soir à la veillée dans ma kumpania.
Zivapa n’est point la plus belle de son clan… Loin de là… Elle a en ces temps à peine quinze ans. De taille moyenne, elle est vive comme un écureuil, emplie d’énergie. Son visage est expressif, mobile, ses sourcils à son corps défendant ponctuent certains de ses mots en s’arquant effrontément. Zivapa parle avec ses mains, avec son corps… Si elle vous fixe de ses grand yeux noirs, leur profondeur parfois peut vous faire oublier tout l’alentour…
Il plane autour de cette jeune fille une aura de mystère. Elle provoque attirance et répulsion…
Car Zivapa a une part sombre qu’elle porte en elle depuis la naissance, une part marhime, impure.
Sa mère a été bannie du clan par le Conseil des sages pour avoir lié son corps et son âme à un gadjo, un Juge… Zivapa est le fruit de ces amours interdites. Mi-gadji, mi-romni… Ni tout à fait l’une, ni tout à fait l’autre…
L’année de ses sept ans, la mère de Zivapa est revenue à la Kumpania avec elle. Le clan a pardonné, mais la tache est restée…
Or, dans tout clan, il y a une Drabarni, liseuse de tarots et guérisseuse. La grand-mère de Zivapa était cette Drabarni… Et si la mère a arraché la jeune Zivapa au monde des gadje, à son père, si elle s’est enfuie en cachette pour rejoindre le clan, c’est qu’à la mort de la grand-mère, le don a été transmis à l’enfant.
Zivapa, à sept ans, devint donc la nouvelle Drabarni. Point encore guérisseuse, certes, mais déjà liseuse de Tarots. En cela, elle avait le respect de tous…
Attirance et répulsion…
Ando, lui, est fils de chef de clan. Il a vingt ans. Déjà sa renommée file de roulotte en roulotte. Aux rassemblements, il attire tous les regards. Toutes les jeunes filles rêvent d’être liées à lui. Le clan de son père est composé de maréchaux-ferrants et de forgerons, celui de Zivapa d’éleveurs de chevaux… les deux clans sont liés et se croisent souvent.
Ando a belle allure : fier, droit, une démarche coulée… il a l’assurance des hommes bien installés dans la vie. Fils de chef, s’il remplit ses devoirs, il sera chef un jour à son tour. Ando parle peu. Il est emprunt de la fierté de son peuple. Il en accepte les règles et met un point d’honneur à les faire respecter. Forgeron hors pair, il excelle également à l’élevage des chevaux. Ando, bien que jeune, est un homme grave, déjà conscient de ses futures responsabilités.
Zivapa n’est pas la plus belle de son clan, nenni… Et nul n’aurait parié que ces deux-là un jour se lieraient l’un à l’autre. En ces temps, Zivapa porte ses cheveux librement. Elle n’est point liée à un Rom, le foulard ne lui est pas imposé.
A la veillée, les épouses dansent pour leur Rom. Les jeunes filles dansent entrent elles, copient celles de leurs aînées… les hommes jouent du violon et du tambour… les filles du tambourin. A la veillée, elle, Zivapa, la Drabarni, ne danse pas.
Ces deux-là se croisent parfois, ne semblent même pas se voir…
Ando n’est jamais entré dans la roulotte pour que Zivapa lui lise les Tarots, jamais et Zivapa se demande bien pourquoi… Ando fronce les sourcils à la veillée quand on lui raconte les frasques de la Drabarni qui défie sans cesse le Conseil des Sages en ne respectant pas les règles. Parfois, il en sourit.
Car Zivapa est indisciplinée… Zivapa chevauche seule en forêt… Interdit… Zivapa aime les chats… or, les chats portent malchance… Zivapa s’occupe de son cheval elle-même or les Femmes ne doivent point le faire… Zivapa se baigne à la rivière sans garder ses vêtements… impur… marhime… Et la liste s’allonge ainsi au fil du temps…
Un soir, Ando part à la chasse… c’est le meilleur chasseur de son clan. Furtif, attentif… ce jour-là, un chant harmonieux et le son d’un tambourin font fuir le gibier, en plein cœur du meilleur terrain de chasse qu’il connaisse … Fort contrarié, Ando se demande quelle femme assez stupide peut bien se permettre tel comportement.
Il s’approche discrètement. Une clairière. En son centre, un grand feu. Au ciel, les étoiles et la Lune. Au sol, une silhouette menue et dansante qui virevolte autour du feu. Les flammes éclairent la scène de façon irréelle, parfois peu, parfois intensément… La silhouette semble diminuer ou grandir à volonté… le chant est mélodieux et triste… Le tambourin souligne le rythme.
Ando s’approche et reconnaît la jeune Drabarni, comme jamais il ne l’avait vue auparavant car jamais nul n’a vu la Drabarni danser. Subjugué, sous le charme, il suit le corps ondoyant de la jeune fille… La danse de Zivapa est unique. Elle transmet le chagrin et les peines mais aussi l’amour de la vie.
Le corps souple se déhanche, les bras en arabesques lui donne vie et les fines mains s’arc-boutant ponctuent la danse … Sur le visage de la jeune fille, Ando peut lire toute une gamme d’émotions… Seule dans la clarté du feu et de la Lune, elle ne cache rien, la Drabarni… Joie, peur, chagrin, colère, désir… Il lit sur elle comme il lit la nature. Ando prend tout son temps, caché à l’orée de la clairière, incapable de lâcher prise, incapable de quitter des yeux la Drabarni. Quand elle disparaît de l’autre côté du feu, il ferme les yeux et l’écoute chanter. Quand la voix se rapproche, il la regarde à nouveau danser. Et lui le taiseux, l’homme droit et fier, soucieux de ses devoirs et de son rang à tenir, il ne peut que sourire et la désirer.
La danse prend fin… Zivapa étouffe le feu dans son foyer, décroche la longe de son cheval, se hisse à cru sur son dos et part en galopant, cheveux aux vents.
Le Rom fronce les sourcils… à cru… ? Elle chevauche la nuit en forêt et seule, en plus… Son regard est mêlé d’admiration et de réprobation. Il ne pense même plus à chasser… les hérissons peuvent dormir tranquilles, cette nuit. Pour la première fois de sa vie, Ando rentre bredouille de la chasse…
Quelques temps plus tard, un grand rassemblement est organisé. C’est la réunion de plusieurs Kumpania, chacune composée de plusieurs clans et de plusieurs familles. Le nombre de roulottes est fort impressionnant… les chavoro, les enfants courent partout… les jeunes filles à marier mettent leurs plus beaux jupons… toutes sauf une.
Zivapa, assise sur les marches qui mènent à sa roulotte, mâchouille des feuilles de menthe, sa mise toujours la même et regarde son petit monde en souriant. Ces temps-ci, les lectures augmentent et les questions portent toutes sur le chemin du cœur. Car ce rassemblement annuel… c’est vraiment l’occasion de se lier à un homme. Romiko, le grand-père de Zivapa, la pousse à se mettre en avant car il serait temps à presque quinze ans que Zivapa se lie, elle aussi. Or Zivapa ne veut pas. Elle sait les règles et les lois de deux mondes, celles des gadje et celles des Rom. Quel que soit le Peuple, elle en subit conséquence et s’y refuse. La Drabarni veut garder indépendance et liberté.
La grande veillée a enfin lieu… les chuchotis vont bon train dans le groupe des jeunes filles… Où est Ando ? Tu as vu Ando ? Non, personne ne l’a vu…
Zivapa reste à part, comme à l’accoutumée… de part son âge, elle devrait rejoindre le groupe des jeunes filles et de par son statut de Drabarni, celui des femmes… alors Zivapa, toujours avec légèreté, s’installe entre les deux. Elle ne danse pas, la Drabarni… Jamais en veillée car elle ne veut point qu’on la remarque. Elle ne regarde pas les hommes… non… elle raconte des histoires aux chavoro, aux enfants…
« Ome phral, Zivapa… raconte moi une histoire… » Et Zivapa raconte et raconte encore…
Ce soir-là, c’est ainsi comme pour toutes les autres veillées…
On parle, on se donne nouvelles des uns et des autres… C’est le temps des tractations… les jeunes se promettent les uns aux autres selon l’arrangement des parents…
Puis les violons s’accordent…
Les peaux des tambourins se tendent…
La musique et les chants emplissent la clairière.
Les hommes rejoignent leur belle et les belles dansent pour leur Rom. Les jeunes filles dansent autour et les jeunes hommes les regardent…
Au milieu d’eux, Zivapa regarde en souriant son petit monde danser…
Ce soir là, les musiciens semblent distraits, subitement… un grondement sourd… les têtes se dirigent toutes vers une même direction… les notes s’affaissent, les pas de danse se brisent… un galop… c’est un cheval… un pur-sang…
Les sourires inondent les visages… le bruit court de bouche en oreille : un Rom sur un cheval au beau milieu de la veillée : c’est un enlèvement dans les règles non des lois, mais des traditions Rom.
Les filles ne savent plus où se mettre, tant elles espèrent qu’elles seront l’élue. Les hommes font semblant d’être outrés. Tous ceux qui l’ont vécu s’en souviennent, de ce jour…
Au milieu de la scène, Zivapa sourit malicieusement… elle essaie de se souvenir des lectures de Tarots… laquelle déjà a eu un tirage annonçant cela ?
Elle en est là de ses rêveries… elle ne regarde même pas le cheval, ni qui se trouve dessus… Non, elle regarde les jeunes filles… leurs si beaux visages en attente, les yeux enfiévrés, les joues rosies et…
Et…
Zivapa se sent soulevée vers le ciel et se retrouve assise, le temps d’une envolée, devant l’homme sur le pur-sang…
Il n’a stoppé l’animal que pour l’attraper, dans la grande tradition Rom… La Drabarni a à peine le temps d’entendre les vivats mêlés de stupeur et de joie de tout son peuple réuni que déjà le galop les emporte au loin…
Ce qui est raconté ensuite à la veillée je ne saurais le conter, Astérius, tant leur histoire prend de multiples formes selon le talent du conteur.
Toi seul connaîtras le véritable conte.
Je ne voulais pas me lier, Astérius, je voulais conserver ma liberté. Certes déjà la solitude me pesait. Je voyais la crainte, la distance. Je savais tout de ces sentiments envers moi. Pour la première fois, ce soir-là, je me sentis en sécurité contre cet homme qui bravait la loi de son clan en enlevant sans l’aval des familles la plus marhime, le plus impure de toutes les jeunes filles à marier. Même si l’enlèvement fait partie de nos traditions, c’est un grand défi … car les familles peuvent décider de bannir les amants malgré tout. Et le bannissement du clan, Astérius, il n’y a pas pire punition pour tout Rom.
Alors des paroles furent prononcées, Astérius, qu’il cria dans le vent tout contre moi :
« Tu seras ma reine, Zivapa. Je te veux. Ce soir, tu danseras pour moi. »
Il fit prendre le pas au cheval.
« On dit tes paroles insolentes, rebelles. Tu refuses de te lier. Mais ce soir, tu te lieras à moi. En gage de mon amour, je te concède ta liberté…
- Ma liberté ?
- Oui, Zivapa, je te laisserai même galoper seule dans la forêt…
- Et si l’on me requiert au loin pour lire les Tarots ?
- Alors tu iras… comme j’irai parfois seul de mon côté. Mais une fois liés, jamais je ne te quitterai, Zivapa. Même au loin, même mort, je serai toujours avec toi. »
Et pour la première fois, il toucha du bout du doigt mon front « Là… » puis mon cœur « … et là. »
Je m’apprêtai à répondre… Mais pour qui se prenait-il, cet homme ? Certes il était le plus convoité de tous, mais quand même… Je n’ai même pas eu le temps d’ouvrir la bouche.
« On te dit bavarde aussi. On dit que tu aimes les défis. Alors je te défie, Zivapa, et pour une fois, tais-toi ! »
Le ton était abrupt mais teinté d’ironie moqueuse, sans appel. Je décidai pour une fois de faire montre de patience et d’attendre de voir… mes dagues étaient au chaud, bien cachées en ma vêture. Je n’avais aucune crainte mais beaucoup de curiosité.
Je reconnus la clairière… ma clairière. Les branchages n’attendaient plus qu’une étincelle pour flamber dans le foyer. Il s’en chargea et je vis qu’il portait son violon en bandoulière.
Il prit l’instrument et plus aucune parole ne fut prononcée. Sa musique exprimait ce que ses mots n’auraient pu dire… tant de vie, tant d’énergie, tant de don de lui-même… Nul chagrin, nulle tristesse, ni dans les notes, ni dans son regard. Parfois les flammes donnaient à ses yeux des reflets de brasier… il souriait et ses sourires n’étaient que pour moi.
Alors j’ai dansé, pour lui, Astérius. J’ai accordé mon corps à sa musique… j’ai donné à ma danse les couleurs de la vie. Je suivais la direction de ses pas. Il posa son violon et la musique encore résonnait en nous… et nous avons ainsi dansé, tenant le rythme avec nos talons et nos mains. Je n’avais qu’à répondre à ces invitations… j’étais fascinée, Astérius… fascinée par la magie de l’instant.
Seuls dans cette clairière, ce grand feu… et Ando si sûr de lui, si souriant pour une fois… la danse s’arrêta. Nous étions face à face… Il prononça alors les mots que j’attendais…
« Avec pour seul témoin la Nature qui t’est si chère, moi, Ando, je me donne à toi et te prends pour femme. Ainsi à jamais nos vies seront liées. Je t’offre le seul présent qui puisse te combler : je t’offre la liberté et je prends ton amour. »
Ce qui suivit ici ne peut être conté. Aux mépris de toutes les règles du peuple Rom, nous lièrent nos corps et soudèrent nos âmes. Nulle demande n’avait été faite. Nulle tractation entreprise entre les deux familles. Nul respect du temps des accordailles… Ando avait compris, sans que je sache comment, qu’une seule chose comptait pour moi : la liberté… liberté des actes et des paroles.
Plus tard, il me raconta tout. Comment du jour où il me vit danser, la nuit, dans cette clairière, il s’intéressa à moi. Comment il se fit raconter mon histoire. Comment il m’observa, il m’écouta… Il aimait que mes actes s’accordent à mes paroles. Il savait combien les cadeaux d’épousailles m’intéressaient peu… Pécunes, médailles, il savait que je lui aurais ri au nez…
Le lendemain matin, il noua sur mes cheveux le foulard que je portais à la taille. Nous sommes rentrés au camp. Nous sommes allés nous présenter au Criss, le Conseil des Sages. Nous fûmes tancés, grondés, on nous fit la morale. Les deux familles firent mine de se sentir outragées.
Puis nos mains furent liées d’un même lien sacré, béni par Dev.
De ce jour il fut mon Rom et je fus sienne.
Voici l’histoire d’Ando & Zivapa, Ando qui gagna mon cœur par le plus beau des présents : l’assurance d’un amour vécu en toute liberté… et la nature de ce présent fait qu'aujourd'hui encore, leur histoire est contée à la veillée... Ando rappelé à Dev... Ando disparu à jamais mais toujours présent en mon coeur...
N’est-ce point là le plus beau des présents, Messire Astérius ?